30/11/2017 – Luang Prabang – Laos – Par Priscilla

Ce séjour, dans la ferme Yensabaï, nous a tous les deux un peu chamboulé. Nous sommes admiratifs devant la détermination de Xay à réaliser ses projets, touchés de l’amitié qui s’est créée entre nous et immensément respectueux de son parcours. Xay est un garçon du village. Très tôt, il est allé vivre à Louang Prabang avec ses parents qui décidaient alors de tenter l’aventure en ville. La ferme familiale se retrouve quasiment à l’abandon. Pendant ce temps-là, Xay grandi, a la chance de faire quelques études, réussit dans ses différents business et en profite à fond pour faire la fête, souvent, un peu trop selon lui. Par la suite, il décide de changer, après des lectures, Osho notamment (un guru indien), et un mois en tant que moine (tous les laotiens bouddhistes se doivent d’être moine à un moment donné dans leur vie, que ce soit pour une semaine ou plusieurs années). Il se marie avec une taïwanaise et part vivre là-bas avec leur petit garçon. Aujourd’hui séparé, il ne lui manque plus que son fils pour un bonheur parfait à la ferme. Début 2017, il reprend les terres familiales et y installe sa ferme. Il construit alors lui-même sa maison avec ses économies, et décide de vivre le plus possible en autonomie. Pas de signal téléphonique. L’électricité est fournie par une installation de panneau solaire et de batteries. La cuisine au feu de bois. L’eau qui vient de la rivière. Le strict minimum. Vivre en autonomie, avec la nourriture du jardin. Pas de facture à payer ni d’appel du banquier. L’horloge est tombée en panne. Pour Xay, c’est la liberté. Pour nous, c’est une inspiration.

Nous arrivons donc à la ferme Yensabaï la nuit tombée. Il fait nuit noire. Pas de pollution lumineuse. La voûte céleste est spectaculaire. Nous sommes éreintés. Xay est aux petits soins. « Reposez-vous, nous aurons le temps de parler demain ». Sous la moustiquaire, je trouve difficilement le sommeil. Je dois m’habituer aux différents bruits nocturnes : les geckos, les rongeurs, blattes et autres insectes. Xay a construit lui-même sa maison. Loin des maisons sur pilotis locales mais conforme aux standards météo. La maison est complètement ouverte. Y rentre n’importe quel insecte ou petit animal. Xay lui, préfère dormir sous la tente. Il monte ainsi la garde dans son jardin contre les vaches attirées par les jeunes pousses (finaliser la clôture sera d’ailleurs une des tâches de Mathieu). De toute façon, il préfère dormir sous la tente. Un peu plus près des étoiles…

Nous découvrons donc le lendemain la ferme à la lumière du jour. Xay est levé depuis longtemps (il a gardé l’habitude des longues journées d’été avec le soleil qui se lève très tôt). Dès 6h, il prépare le feu, inspecte son jardin, réfléchit aux tâches de la journée. De jour donc, nous découvrons son petit paradis et ses cultures de « style aléatoire » comme il dit. Pas de grandes lignes droites. Que des associations et des lignes harmonieuses. Du maïs par-ci, de la menthe par-là, des courges qui grimpent sur cet arbre, des citrouilles sur le toit de la terrasse, des piments un peu partout. Xay cultive surtout ce qu’il aime. Il élève aussi des grenouilles, des poissons-chats et des poulets. Son cousin gère les cochons, les canards et les vaches. Tous les jours, nous passons du temps avec son cousin Sam. A part porter des toasts, nous ne pouvons pas vraiment communiquer, mais nous adorons son sourire qui traduit sa grande gentillesse. C’est chez lui au village, à 15 minutes à pieds, que dort notre Lucky.

Nos journées se déroulent à peu près toutes de la même manière. 6h30 – 7h30 : réveil de Priscilla et Mathieu (Xay est déjà levé depuis un moment). Balayage de la maison, rangement des lits (comme la maison est ouverte, on aère tous les jours les draps et couvertures pour éviter les insectes) et petit-déjeuner de thé et café (avec beaucoup de lait concentré sucré, c’est comme ça qu’ils font ici), fruits avec un œuf sur le plat (et parfois un paquet d’Oréo, grrrrrr !). Puis on s’active selon ce qu’il y a à faire : construire une barrière, couper du bois (de l’activité physique pour Mathieu, il en redemande !), récolter les fleurs (pour les semences), aller faire des achats au village, retourner la terre, repiquer de l’ail, aller chercher et repiquer des plants de tabac, récolte des légumes et préparation du déjeuner (Je deviens la pro de la préparation du riz collant typique d’ici !). La plupart du temps, des touristes arrivent pendant ou après notre déjeuner pour boire un café. La ferme se trouve sur le chemin d’une cascade, c’est un endroit idyllique pour se reposer à mi-chemin. Les guides, qui amènent ici les touristes, sont tous des amis de Xay et habitent à Nong Kiaw, la base touristique à 15km du village. Ça lui procure un mini revenu et il est fier de partager son œuvre d’art. Mais la venue de touristes bouscule parfois son équilibre. Lui qui a créé cet endroit sur les bases d’une vie simple, heureuse, durable, en autonomie et à un rythme lent, se retrouve parfois confronté à des clients pressés (faire bouillir de l’eau sur un feu de bois ne garanti pas le service le plus rapide) ou grincheux qui ramènent leurs déchets plastiques et qui croient acheter les services d’un café classique. Montées de stress. Pendant notre séjour, nous travaillerons ensemble sur un texte expliquant son mode de vie et ses projets, pour davantage d’adhésion et de compréhension. Comment n’attirer que des gens qui adhèrent à son projet ?

Parfois nous avons d’agréables surprises avec les touristes, comme ce groupe de 3 italiennes avec qui la connexion est géniale. Elles finissent par changer leur programme avec leur guide, Chay, le cousin intrépide de Xay, pour rester dormir ici sous les tentes. Ces noix de coco en haut de l’arbre, à peut-être 12-15 mètres de hauteur, nous narguent depuis plusieurs jours. C’est l’affaire de Chay, qui grimpe sur l’arbre voisin et nous décroche 2 noix de coco à l’aide d’un couteau fixé à l’extrémité d’une perche. Faut être un peu cascadeur pour manger des noix de coco ! Ce soir-là, nous mangeons de la soupe de citrouille sucrée à la noix de coco ! Un régal ! Excellente et douce soirée sous les étoiles.

Souvent en fin d’après-midi, les garçons (et parfois aussi quelques filles) du village débarquent pour jouer au foot. Mathieu saisit avec grand plaisir cette nouvelle occasion de se dépenser et rigoler avec tous ces gamins. Mais attention, le jeu se fait pieds-nus. Douloureux au début, la plante des pieds de Mathieu se durcit petit à petit. Nous passons la majeure partie de notre séjour pieds-nus, pour mieux être en contact avec la terre, comme les locaux. Aïe aïe aïe quand on n’est pas habitué ! et dire que les gamins d’ici courent sans se préoccuper des cailloux !

Il faut dire que les gamins d’ici sont épatants. Ils sont libres comme l’air. Comme leurs parents, ils se baladent tous avec une espèce de machette autour de la taille. Ils la manient avec une habileté incroyable, tant pour couper des buches en deux, qu’éplucher un pomelo. Après le foot, une petite faim. L’un d’entre eux grimpe à un arbre et cueille plusieurs pomelos. Les soirs de grosses chaleurs, les criquets se déchainent et offrent un concert tonitruant. Nous voyons à la nuit tombée les gamins du village, armés de lampes torches, partir à la chasse aux criquets à grands coups d’éclats de rire. C’est un jeu pour eux. Ils reparaissent 1 heure plus tard (la ferme se situe entre le village et la jungle, au beau milieu des champs), triomphants, avec des bouteilles plastiques remplies de criquets. Dans une besace également, des souris ou encore des énormes larves dans leurs cocons. Ils n’ont que six, sept ans et sont déjà d’incroyables chasseurs, comme leurs parents. Ils sont généralement issus de la minorité Akha, un peuple des montagnes, vivant en parti de la chasse et la cueillette dans la jungle. Nous voyons et entendons les chasseurs de jour comme de nuit. Les hommes chassent avec des longs fusils qu’ils fabriquent eux-mêmes et qui ressemblent à s’y méprendre aux armes de guerre du 19ème siècle. Ils fabriquent également leur poudre à canon avec les excréments de chauve-souris. Très artisanal. Les accidents sont courants. Ils chassent tout ce qui bouge. Ils mangent tout ce qu’ils chassent. Un jour, les 2 voisins qui donnaient un coup de main avec la réparation de la barrière viennent dans la cuisine avec le fruit de leur chasse : des petites souris prises au piège. De manière générale, les laotiens mangent beaucoup de viande, toute sorte de viande (Xay, qui cultive et adore les légumes est une exception). Un matin, nous apercevons Sam se démener avec un filet en hauteur. Il décroche les chauves-souris qui se sont prises dedans.

Les repas à la ferme sont toujours composés de riz collant, de sauce pimentée, de légumes et de soupes et parfois d’omelettes. Les laotiens mangent avec les doigts. Ils font des boules avec le riz et l’utilise comme nous utilisons le pain, trempé dans la sauce, ou bien pour attraper avec le pouce d’autres aliments. La femme de Sam nous amène une fois une pâte à base d’algues. Délicieux ! Mais toujours pimenté. Les laotiens mettent du piment partout, quand ils ne les mangent pas crus. Un repas sans piment n’est pas un bon repas, parait-il. J’imagine que leur estomac tient le coup grâce à la grande quantité de riz qu’ils ingèrent. La femme de Sam est aussi la reine pour faire gonfler, gonfler, gonfler les crackers de peau de buffle. Magique ! Lorsque Mathieu se met aux fourneaux, c’est pour nous cuisiner des frites de citrouille. Xay en raffole ! Mais ce que nous préparons, à base de légumes ou allégé en piment est rarement du goût des villageois qui partagent notre repas. Ils amènent souvent leur propre riz, dans une feuille de bananier et leur viande ou pâte pimenté. Ils nous proposent de gouter leur nourriture, mais acceptent rarement la nôtre. Il faut du temps pour s’apprivoiser. Mais déjà à la fin de notre séjour, nous enregistrons quelques petites victoires : 2 hommes voisins acceptent de jouer au foot avec nous (même pour 5 minutes, c’est déjà super !) ; l’un d’entre eux vient nous chercher pour que nous le prenions en photo avec l’essaim de guêpes qu’il vient de trouver ; Sam finit par apprécier nos frites et sa femme finit par les goûter du bout des lèvres et à en rire. Du temps, du respect mutuel d’égal à égal. Il en faut pour s’apprivoiser, effacer la peur de l’autre et même donner envie de se découvrir. Les villageois sont ravis de nous surprendre parfois avec quelques mots d’anglais.

Me voilà partie en courses au village avec Sem, le petit frère de Xay (Xay est l’aîné d’une fratrie de 8). Sur notre liste, 5 aliments : des bananes (les bananiers de Xay n’ont pas encore donner de fruits), des œufs (les poulettes de Xay ne pondent pas encore), de la farine, de l’eau gazeuse, des citrons. Ces deux derniers étant pour faire notre cocktail de « Mojito laotien » initié par Mathieu, à base de laolao. Je reviens du village avec seulement les œufs et les bananes. Conversation avec la marchande qui n’a que quelques bananes sur son étal : « Vous avez d’autres bananes ? » « Oui, oui, pas de problème. Suis-moi ! ». Et elle de couper un bananier derrière chez elle pour me proposer un régime entier ! Haha ! Le village est relié à Nong Kiaw uniquement par cette route cabossée par laquelle nous sommes venus ou bien par bateau, plus simple. Alors le ravitaillement est minimal. Tant pis pour le Mojito. Nous boirons un coup à la laotienne, avec le verre de laolao qui tourne. D’autant plus que cet alcool est fait maison par Sam !

Une autre fois, j’accompagne Xay et Sam dans un village de l’autre côté de la rivière pour aller chercher des plants de tabac à repiquer. Nous montons dans une petite barque bleue allongée, typique du coin. Nous traversons le village puis une heure de marche entre forêts et rizières. Nous longeons des plantations d’orangers, le long de la rivière (les orangers ont besoin de beaucoup d’eau), ainsi que de teck, cet arbre très haut aux feuilles immenses, cultivé pour le bois. Paysages incroyables au milieu des montagnes. Pendant ce temps-là, Mathieu a la lourde responsabilité de tenir la ferme et de préparer les cafés et thés à la perfection. Mission acceptée, Mathieu est devenu le roi du café laotien. Le plus dur est de garder le feu.

Quelques jours après notre arrivée, nous sommes rejoins par Pablo, un jeune volontaire espagnol. Une dynamique différente se met en place avec des morceaux de guitare espagnol par Pablo et des morceaux thaï et laotiens par Xay. Douceur de vivre « piano piano ».

Avant le départ de Pablo, nous allons de bon matin découvrir la cascade que tous les touristes viennent voir. Nous passons le long des rizières, puis nous retrouvons dans la jungle. La température se rafraîchit d’un seul coup. La végétation dense ne laisse pas passer beaucoup de lumière. La rivière qui descend de la montagne apporte également sa fraicheur. Arrivée à la cascade, Xay est très soucieux. Il y a de plus en plus de déchets apportés par les touristes. Il y a bien une poubelle, mais les villageois la déversent un peu plus loin à l’abri des regards. Feuilles de bananiers, dégradables, et plastiques se retrouvent dans la même poubelle. Les gens ne comprennent pas. Que peuvent bien s’imaginer les touristes quand au traitement de leurs déchets plastiques, au milieu de la jungle ? Ici rien n’est recyclé, tout est brulé, lorsque ce n’est pas laissé dans la nature. Et puis les guides. C’est une question d’éducation bien sûr. Ils pourraient venir avec des pique-niques dans des boîtes réutilisables, mais en cuisine, ils ne veulent pas. Les boîtes jetables sont plus pratiques… Les locaux découvrent seulement les (fausses) « joies » de la consommation avec toute la camelote venue de Chine et de Thaïlande, ils ne voient pas encore où est le mal. Xay a un rôle à jouer là-dedans. Il prend en photo les déchets et parlera aux guides. Cette cascade est tout un symbole. Les déchets, et le niveau d’eau. En quelques années, Xay a vu le débit de cette cascade radicalement diminuer. Les Akha cultive le riz des montagnes, une culture sèche sur brulis. Chaque année, ils coupent de nouvelles portions de forêt pour une culture fertile. Ils ne réutilisent pas les terres appauvries des années précédentes. Les montagnes se dénudent, les rivières s’assèchent. En cultivant sa ferme, Xay espère montrer par son action une alternative. Elever des animaux (et chasser moins), alterner les cultures (et pas seulement la culture unique du riz qui appauvrie les terres) et utiliser les fertilisants naturels. Cela prendra du temps, Xay le sait. Ce serait de toute façon inutile et contre-productif d’expliquer aux villageois ce qu’ils doivent faire. Là, ils voient et lorsqu’ils commencent à s’y intéresser, c’est une bataille de gagnée. L’humilité de Xay est un immense point fort.

Xay est un vrai rayon de soleil pour sa communauté. Il a pour projet de monter une fondation pour aider son village. Il aimerait développer une meilleure éducation (beaucoup de laotiens ne vont encore pas à l’école et ne savent pas lire), un accès aux soins en créant par exemple un local pour qu’un médecin puisse consulter au village ou encore aménager un quai pour pouvoir plus facilement embarquer et débarquer.

Des idées comme celles-là, il en a des dizaines. Utiliser l’argent de touristes responsables pour aider sa communauté. Oui mais. L’équilibre reste très fragile. Déjà Xay et son petit paradis commencent à être convoités par des petits tour operator qui voudraient faire venir ici des groupes. Un ami d’enfance lui rend une visite avec 2 autres personnes. Il est en réalité en repérage et voudrait faire de la ferme une étape lors de futur road trip à moto-cross. Les touristes adoreraient… De l’argent facile, mais à quel prix… Simple, durable, autonome, heureux, ce projet ne colle pas vraiment à sa devise. J’espère de tout mon cœur que Xay saura encore longtemps résister à la pression de l’extérieur. Ces mêmes qui lui disent qu’il est fou de s’isoler comme ça. Ne pas douter.

En fin de journée, c’est douche froide extérieure avec les étoiles pour plafond. Grandiose ! Même lorsque l’hiver s’installe pour quelques jours nous faisant passer de 25-30° à 15°. Diner au coin du feu à la lumière des quelques lampes chargées la journée. Nous nous couchons tôt. Une vie saine.

Dernier petit-déjeuner sur une terrasse, vue sur les rizières et les montagnes. Cette semaine et demie m’a semblé durer très longtemps. Le temps s’arrête ici. Un temps paisible et ressourçant. Dur dur de quitter cet endroit et ce fermier avec qui nous avons tant partagé. Xay nous offre de ses graines, pour notre futur jardin. Rendez-vous pris, nous reviendrons un jour avec nos propres graines.