Notre voyage progresse de plus en plus vers des latitudes australes. Il fait très chaud et humide, et les orages de chaleur ne rafraîchissent qu’à peine. Nos corps, peu familiers de ce type de climat, ont besoin de davantage de repos pour absorber ces températures… les locaux, eux, sont en pantalon et manches longues, parfois même en pull !

A la sortie du train de nuit à Trang, tous les occidentaux sont assaillis par de jeunes thaïlandaises voulant nous vendre des prestations de tuc-tuc et transferts vers les îles. La couleur est donnée. Non merci, nous marcherons jusqu’à la gare routière et achèterons notre billet nous-mêmes.

Les passagers du mini-bus qui nous emmène à Ko Lanta se partagent entre touristes et locaux. Le conducteur a la bougeotte sur sa pédale d’accélérateur. Mathieu désespère de ces à-coups : « Les asiatiques ne savent vraiment pas conduire… ». Ko Lanta est d’abord un archipel d’une cinquantaine d’îles, la plus grosse, plus habitée et plus « touristiquée » étant Ko Lanta Yai. On y accède par quelques minutes de ferry. Les premières impressions nous font déchanter. Notre mini-bus nous dépose sur une route (parallèle à la côte) avec beaucoup de trafic, et, de part et d’autre, des restaurants, complexes touristiques et des poubelles. Nous avions choisi Ko Lanta pour sa réputation d’île très tranquille comparée à ses consœurs. Qu’est-ce que ça doit être sur les stars Ko Phiphi ou Phuket ! Nous marchons dangereusement sur cette route pleine de nids-de-poule et sans trottoir avec des relents d’ordures. Nous nous arrêtons manger un pad thai dans un petit resto très local tenu par une femme voilée, comme la plupart ici. Les temples bouddhistes disparaissent peu à peu du paysage au profit des mosquées à mesure que nous descendons. Le sud de la Thaïlande est une région majoritairement musulmane, ce qui n’était pas encore le cas à Bangkok. Ce n’est pas pour nous déplaire dans la mesure où, partout où nous avons croisé des communautés musulmanes, nous nous sommes toujours régalés ! Très amusant (ou devrais-je dire effrayant ?) en tout cas pour moi de constater que, des îles du sud de la Thaïlande, je n’avais qu’une image de carte postale façonnée par le tourisme et qui n’intégrait aucune particularité de la vie locale. Et pourtant, oui, la population locale de pêcheurs musulmans était là bien avant les touristes occidentaux !

Nous nous installons dans notre cabanon de bambou (le logement le moins cher que nous ayons trouvé) d’à peu près 3m², loin des standards de luxe de bord de plage évidemment. Un confort rudimentaire qui me plait bien. Dans notre moustiquaire, nous y sommes davantage connectés aux bruits de la nature comme les chants des oiseaux, des geckos et des grillons... et l’appel de la prière de 5h30 du matin !

Direction la plage. Allons enfin voir cette carte postale de sable fin, d’eau turquoise et de cocotiers qui nous faisait tant rêver. Mathieu est un peu déçu. Le ciel couvert ne révèle pas toutes les couleurs paradisiaques (mais nous les aurons plus tard). Et oui, le ciel n’est pas toujours bleu et en ce début de janvier, il est même souvent couvert. Chaque jour nous apporte un orage de chaleur, généralement à l’heure du coucher de soleil (grrrr !). Nous expérimentons la « douche » en maillot de bain sous la pluie. Très étrange… La température de la mer Andaman n’en n’est pas moins extrêmement douce pour autant. Nous pourrions rester dans l’eau pendant des heures, bercés par le léger remous des vagues !

La côte ouest de l’île est quasiment pourvue de plages de sable fin tout du long. Toutes plus ou moins accessibles, plus ou moins pourvues de bars et de rochers. L’idéal pour se reposer, partir à la « chasse » aux coquillages, observer les mini-crabes qui creusent leurs tanières dans le sable et ces opportunistes de bernard-l’hermite qui nous font bien rire. Je mets mes petites lunettes de piscine et pars explorer les fonds marins accessibles depuis la plage. Whaou ! Les quelques poissons que je peux voir (relativement peu nombreux comparé aux récifs de coraux bien plus au large) arborent des couleurs très vives. Je découvre en liberté les poissons des aquariums. Magique ! Le poisson-rasoir qui nage la tête en bas, le fusilier à dos jaune, le poisson-perroquet bicolor et autres mini-poissons fluorescents. Je m’émerveille devant cette nature, loin d’imaginer à quel point ceci n’est qu’un échantillon.

Quelques jours plus tard, nous nous décidons pour une sortie en mer avec masque et tuba. Le spectacle est mémorable. Sous l’eau, au milieu des coraux et des étoiles de mer bleues, des autoroutes sur plusieurs niveaux de poissons de toutes les tailles et toutes les couleurs. Une vie qui grouille dans un flux qui s’écoule le plus naturellement du monde. En plongeant un peu, je me retrouve à nager au milieu de bancs colorés compacts. Nous observons avec plaisir les poissons-perroquets, poissons porc-épic, labres, poissons-cocher, poissons-papillons, poissons-flûtes… Quelle diversité ! Quelle beauté ! Nous avons aussi l’immense chance de voir des animaux marins plus timides qui ne se montrent pas toujours : un gros poulpe noir, un poisson-scorpion diable qui se confond avec les coraux, un barracuda, une murène géante, une anguille serpent maculée, le célèbre némo, et même plusieurs requins noirs ! La nature est vraiment une artiste extraordinaire.

Cette expérience s’accompagne d’une réalité bien plus triste. Observer un monde sous-marin si riche n’est possible qu’autour d’îles situées bien plus au large. Des îles inhabitées et protégées qui offre des conditions propices à l’installation des coraux et à la faune et la flore y vivant en symbiose. Ces derniers ont quitté (ou devrais-je dire, sont morts) les rivages des îles comme Ko Lanta face à la pollution et le développement des activités humaines. Du coup, pour que les touristes puissent observer les merveilles marines, il faut faire 2h de bateau et consommer beaucoup de pétrole qui pollue encore davantage. Pendant ce temps, avant de plonger, les touristes se tartinent de crème solaire de l’industrie de grande consommation (oui, oui, Nivea et compagnie !) qui fait dangereusement blanchir les coraux (pourquoi autorise-t-on encore la vente de ces crèmes alors qu’il existe des marques alternatives naturelles ?!). Nous sommes aussi témoins d’un tourisme de masse très nocif : une armée de plongeurs (des excursions moins chères rentabilisées par le nombre) qui n’a pas été sensibilisée à la fragilité des fonds marins. Avec leurs palmes, ils mettent des coups dans les coraux sans se soucier du mal qu’ils leur font. Une instructrice qui plonge avec nous m’explique qu’aujourd’hui, sur le site de plongée où nous sommes, à Ko Bida Nok et Ko Bida Nai, à cause du nombre croissant de bateaux qui amènent leurs lots de plongeurs quotidiens, elle observe de moins en moins de poissons. Ou, comment scier la branche sur laquelle nous sommes assis… La liberté d’entreprendre et de faire du business, dans le tourisme tout comme dans plein d’autres domaines, ne semble pas rencontrer de limite. La nature, muette, périt pendant que certains humains s’enrichissent sur son dos. Le pot de terre contre le pot de fer. Ces défenseurs n’ont pas les moyens qu’a le capital. Je suis écœurée de cette consommation touristique rendue possible sans aucune considération pour la nature. Et ceci n’est malheureusement qu’un exemple… Dans le même temps, pas si loin ailleurs dans le monde, un pétrolier voit son contenu bruler et se répandre sur des kilomètres dans la mer de Chine, mettant en péril tout un écosystème, impuissant.

Nous louons un scooter pour nous balader un peu plus loin (C’est à ne pas y croire : ça coûte beaucoup plus cher et presque impossible de louer deux vélos !). Des macaques traversent la route. Nous allons sur Ko Lanta Noi, une autre île reliée à la première par un pont. Celle-ci est préservée du tourisme de masse et est couverte de mangroves et de plantations d’hévéas pour la production de caoutchouc. Nous y voyons quelques pêcheurs qui vivent dans des maisons sur pilotis au bord de l’eau ou carrément dans des maisons flottantes. Sur cette île, le rythme est beaucoup plus tranquille.

Retour sur l’île principale et visite de la côte est avec le petit marché du vieux village de pêcheurs. De nombreuses pâtes de curry, des montagnes d’ananas, des roti délicieux que nous avons définitivement adoptés, et d’autres petites bouchées sucrées-salées dans des crêpes de riz. Le tout avec de nombreux sourires de la part des vendeurs. Vraiment, j’adore les marchés locaux ! La rue principale a gardé le charme de l’ancien même si elle est désormais bordée de boutiques, restaurants et chambres d’hôtes. Nous nous aventurons dans un tout autre petit village, à l’écart des touristes. Nous y voyons des habitants qui vraisemblablement vivent de la pêche. Leurs maisons sur pilotis, qui ont l’air bien usées, regardent la petite presqu’île de Ko Lok sur laquelle on peut se rendre à pieds à marée basse. Ils semblent vivre au ralenti, dans une relative pauvreté, au rythme des marées et des chants de leurs coqs. Je me demande quelles ont été pour eux les conséquences du tsunami de 2004. A différents endroits de l’île, des panneaux indiquent les points de rassemblement en cas d’alerte au tsunami.

Quelques jours avant de partir de Ko Lanta, sur la route qui nous ramène en scooter à notre cabanon, je fais tomber notre téléphone sans nous en rendre compte. Nous ne remettrons pas la main dessus. Dur dur sur le coup ! Surtout qu’en voyage, notre téléphone est devenu multifonctions. Il nous sert de téléphone, de montre, de réveil, de carte, de traducteur, de lampe-torche, de bloc-notes, de guide, de calculatrice, et bien sûr d’appareil photo et vidéo léger pour les situations du quotidien. Il nous faut donc maintenant déconstruire nos habitudes. Pas facile ! Nous devons : organiser notre temps différemment selon nos réels besoins d’internet sur notre ordinateur que nous ne pouvons trimbaler partout avec nous ; nous faire confiance par exemple quant au fait que nous nous réveillerons à temps pour le bus ou que nous trouverons notre chemin ; et surtout faire davantage confiance aux autres. Nous devons finalement sortir de notre zone de confort. Moi, ce n’est pas pour me déplaire au contraire. J’ai l’impression qu’à demander notre chemin, des informations ou de l’aide, nous créons plus de contact avec les locaux. Le contexte de la Thaïlande est finalement assez facile. Heureusement que ce n’est pas arrivé en Chine où personne ne parlait anglais ! Le coup est un peu plus difficile à accuser pour Mathieu. Une semaine après l’avoir perdu, il pense sérieusement à faire l’acquisition d’un nouveau. Va-t-il craquer ?

Est venu le temps de quitter Ko Lanta. Nous allons prendre un dernier dîner chez nos copines thaïlandaises toutes mignonnes chez qui nous avions nos habitudes. Elles nous réservent notre bus pour le lendemain matin. Nous gérons plutôt bien notre réveil et Mathieu a repéré les différentes étapes pour nous rendre à Penang, une île de Malaisie d’où nous pensons prendre un ferry pour rejoindre Sumatra en Indonésie. Le trajet, que nous pensions faire en deux jours, ne nous prend finalement qu’une seule journée bien dense. Après 3 minibus, 1 passage de frontière, 1 train, 1 ferry, 1 bus de ville, nous terminons cette journée en Malaisie, dans le quartier de Little India de la ville de George Town sur l’île de Penang. Et tout ça sans la géolocalisation de maps.me ! Nous avons dû faire confiance aux chauffeurs qui nous ont fait passer de minibus en minibus pour finalement nous déposer à la frontière bien plus tôt qu’attendu.

Dans le ferry, une femme de type indienne, vient discuter avec nous. Elle dit qu’elle peut nous recommander un hôtel pas cher à George Town et qu’elle veut bien nous y emmener. Elle récupèrera une commission de l’hôtel. Le personnage paraît un peu louche. Mais en n’ayant aucune réservation, ni carte, ni plan, à 20h passé, nous décidons de lui faire confiance. Sérieusement, je ne suis pas sûre que nous l’aurions suivi de la même manière si nous avions eu notre téléphone et l’emplacement d’hôtels sur notre carte. Enfin, nous voilà escortés par Rita, un très petit bout de femme de 47 ans aux grands yeux bleus et son point rouge entre les deux yeux. Elle parle un très bon anglais, mais aussi malaisien et indien, sa langue maternelle. Ancienne colonie britannique, les indiens sont présents depuis déjà plusieurs générations et sont la troisième population après les malais et chinois. Rita parle très doucement et marque des temps de pause mystérieux. Mathieu remarque que les gens dans le ferry la regardent bizarrement. Elle dit habiter à Butterworth, la ville côtière où notre train nous a déposé. Elle va régulièrement à George Town pour des « petits business », comme elle dit. Elle ne nous révèle son nom qu’à la sortie du ferry car elle ne veut pas que d’autres personnes entendent. Elle nous conduit dans un petit hôtel de Little India où elle dit avoir déjà séjourné. Nous comprenons que Rita n’a pas vraiment de domicile ni de job. Elle dort la plupart du temps dans la rue, et récupérer des commissions d’hôtel fait partie de ses « petits business ». Nous déposons nos affaires dans notre chambre pour la nuit, la plus petite dans laquelle nous n’ayons jamais dormi. A peine la place pour les lits superposés et nos sacs. C’est propre, c’est l’essentiel, et à 21h dans une ville totalement inconnue sans avoir la moindre idée de là où nous nous trouvons, nous sommes plutôt contents que cette journée de transfert s’achève comme cela. Nous invitons Rita à dîner dans un restaurant indien végétarien (délicieux et pas cher !) et apprenons à la connaître. Je me prends d’affection pour cette femme qui se trouve dans une toute autre réalité, pour sa fragilité et sa naïveté enfantine. Elle accuse la magie noire de s’immiscer en elle et lui causer des problèmes de santé. Je me dis qu’elle doit avoir vécu de bien terribles choses pour se protéger ainsi par un tel univers décalé. Elle n’en est pas moins extrêmement gentille, aidante et souriante. Le lendemain matin, nous partons à la recherche d’un autre hôtel où nous pourrons avoir ne serait-ce qu’un petit espace pour se poser. Nous croisons de suite Rita qui a dormi dans la rue. Elle est très heureuse de nous retrouver et nous aide à dégoter un autre charmant petit hôtel, à changer de l’argent, et trouver un endroit pour prendre le petit-déjeuner ensemble, dans un petit boui-boui de rue indien. Un roti canai (le roti, mais de style indien avec une sauce curry) et un thé au lait très sucré. Miam ! c’est devenu notre cantine du petit-dèj ! Le soir, elle nous emmène à une heure de bus dans son endroit préféré, Batu Ferringhi, une zone touristique à la limite du parc national et en bordure de mer. Nous profitons d’un coucher de soleil derrière les montagnes sur la plage et du marché de nuit. Nous visitons aussi les aquariums géants du restaurant chinois de produits de la mer. Nous y retrouvons certains spécimens que nous avions observés en liberté. Snif ! Un spectacle de danses Thaï, Indiennes et malaises pour les touristes, visible par tous. Pour Rita, cet endroit fait rêver. Elle peut y voir les touristes s’amuser à faire du chameau sur la plage (quelle horreur, le pauvre !) ou du jet-ski, les éclats de rire et les bons repas joyeux en regardant un spectacle de danse. Pour elle, c’est le bonheur d’une vie sociale en toute légèreté. Le soir, elle cherche un endroit où dormir. Le jeune homme très sympathique de notre hôtel me confie qu’il la connaît depuis 2 ans. Son comportement de fuite l’empêche d’avoir un travail et un logement stable. Il lui a déjà donné sa chance mais ça a échoué. Il l’aide en lui proposant de dormir dans la laverie. Nous ne la revoyons pas le lendemain. Rencontre qui fait réfléchir. Nous lui avons offert tous ses repas et donné un petit peu d’argent. C’est pas grand-chose. Mais surtout, alors qu’elle subit tant de regards qui veulent la mettre à l’écart, nous l’avons considéré comme une personne normale, à égalité avec nous-même. « Nous sommes de la même chair » me dit-elle. Notre rencontre ne va pas changer sa vie, et je ne souhaite pas la juger et prétendre savoir mieux qu’elle ce qu’elle doit faire pour s’en sortir. Pour une raison qui lui appartient, elle vit dans son monde et ne souhaite pas complètement adopter une vie stable. Elle ne demande rien et accueille l’aide qui lui vient. J’apprends beaucoup sur moi aussi en sa présence.

La biographie du Che m’a par ailleurs bien remuée. Dans cette atmosphère de Little India, je décide de commencer la biographie de Ghandi.