Depuis la cabane en bois très rustique d’une famille traditionnelle Karo, la vie de George Town me semble déjà très loin. Cette ville, et plus généralement cette île de Penang en Malaisie, m’a vraiment séduite. C’est en grande partie dû à la facilité avec laquelle nous pouvons entrer en contact avec les gens. Il n’y a pas une seule journée sans que nous n’échangions des conversations avec des locaux. Ici tout le monde parle anglais, du chauffeur de bus au cuisinier du petit boui-boui. Dès notre arrivée en Malaisie, avant même de monter dans le ferry, nous nous faisons aborder par un chauffeur de taxi. Malgré notre refus d’utiliser ces services, il nous aide et engage la conversation. Le vieil indien en super forme dans le bus nous aide à nous localiser et par la même occasion, nous raconte l’histoire de la ville (que nous n’avons malgré tous nos efforts pas vraiment compris. Le pauvre n’avait plus beaucoup de dents…). Le chauffeur de bus malais, avec qui je discute tout un trajet, me donne des tuyaux pour manger local. Les voisins de table de notre boui-boui indien du petit-dèj sont toujours de bonnes ressources pour échanger et glaner des informations. Je m’amuse à leur dire qu’il n’y a pas de singes dans notre pays. A chaque fois la même réaction : « Ah bon ! mais qu’est-ce que vous avez alors ? ». Imaginez lorsque je leur dis que nous n’avons pas non plus de bananes ni de noix-de-coco ! Là-bas, nous découvrons que les malaisiens (j’utilise malaisien pour la nationalité, et malais pour la culture) ont vraiment des difficultés avec les maths. Peut-être n’est-ce pas aussi important que chez nous à l’école. Chaque jour, nous rigolons au moment de l’addition. Le patron semble à chaque fois nous sortir un chiffre tout droit de son chapeau, jamais le même, parfois en notre faveur, parfois pas. Avec la fidélité, ça s’équilibre ! Un matin, Mathieu l’interroge sur une pièce de monnaie différente. Dans le pays se côtoient la vielle et l’ancienne série de pièces. Dans sa nouvelle frénésie de collectionneur, Mathieu souhaite la récupérer… mais nous n’avons pas de monnaie. Pas de problème, le patron nous fait crédit pour le lendemain avec un grand sourire !

Gentillesse et générosité malaisienne. Le vendredi matin, dans notre boui-boui indien, nous observons une activité inhabituelle. De nombreuses femmes, avec aussi des enfants, viennent auprès de notre serveur qui leur donne de l’argent. La même chose avec l’un des clients. Nous interrogeons nos amis. Ceux-ci de nous expliquer que le vendredi, c’est le jour où les mendiants ou encore les réfugiés, notamment de Birmanie, peuvent venir réclamer de l’argent, principalement aux commerçants. Sans question, sans condition, sans jugement, ils distribuent des petits billets. Une coutume, apparemment malaisienne, qui sonne pour eux comme une évidence. Je trouve cela grandiose de générosité.

Autre rencontre, autre style. Cette fois avec un chinois. La communauté chinoise s’est implantée ici la première grâce au commerce notamment entre la Chine, la Malaisie, Singapour et Sumatra. Elle représente sur l’île de Penang, chose exceptionnelle en Malaisie, une majorité à égalité avec les malais. Je suis intriguée par ce papi qui confectionne à la main des bâtons d’encens. A 90 ans, tous les matins, il façonne différents types de bâtons qu’il fait ensuite sécher au soleil. C’est son fils, la cinquantaine, qui est heureux de nous parler. Il nous explique la spécificité de ces bâtons, faits avec des produits naturels et notamment du bois de santal. « Leur fumée ne pique pas les yeux, regardez, c’est naturel ! ». Il nous raconte sa philosophie de vie : vivre avec juste assez d’argent et surtout sans souci (ne pas s’en créer inutilement j’entends). En retraité de l’armée, derrière ses jolies paroles, nous sentons quand-même le businessman. Son job maintenant est de s’occuper de son père. Il en a fait un produit marketing efficace et recherche toujours de nouvelles idées, car « l’innovation, c’est ce qui marche ». Il me fait tester des prototypes d’encens, car selon lui, les européens et asiatiques n’ont pas le même référentiel d’odeurs. Voilà une rencontre très intéressante qui me donne envie de fabriquer mon propre encens plus tard. En tout cas, ça parait pas si compliqué…

Ce que j’aime aussi à George Town, c’est la cohabitation tranquille des différentes communautés. Temple hindou dans une rue, église dans la suivante, temple chinois, mosquée ensuite. Tous les lieux de culte sont à quelques pas les uns des autres. On ne se mélange pas vraiment, mais on respecte et accepte les spécificités des uns et des autres. Qu’est-ce qu’on entend dans la rue là-bas ? Les voisins indiens du petit-dèj de nous dire, dans un certain détachement, que c’est certainement des feux d’artifices chinois. Ils en font souvent éclater. Et en moins de temps qu’il nous faut pour le dire, nous sommes propulsés de l’Inde à la Chine avec des têtes de dragons géantes de toutes les couleurs. Ils ont encore les yeux bandés. Ce festival est l’occasion de leur ouvrir les yeux pour la nouvelle année chinoise qui commence dans quelques semaines.

Nous avons l’impression de ne pas vraiment découvrir la culture malaise. C’est que dans cette île, il existe une culture propre qui s’est imprégnée de toutes les influences, indienne et chinoise notamment. On mange et on vit dans le style métissé de Penang. Et c’est très bien comme ça. Nous nous régalons !

George town est aussi une ville d’art. Le quartier historique reflète les différentes influences des colonisateurs et commerçants. Des façades pastel, des arcades, des faïences. Elle me fait un peu penser à Lisbonne avec tout son street art et son air historique et poétique.

Et puis l’île de Penang, c’est aussi sa nature avec notamment un jardin botanique, aux portes de la ville. Quelle diversité d’arbres ! Les macaques font les acrobates sur les fils électriques. Ils sont marrants comme ça, mais attention, ils deviennent vite agressifs s’ils repèrent quelque chose qui leur parait comestible.

Ballade également au parc national (le plus petit au monde) accessible à une heure de bus public. Un petit paradis où nous observons les lézards géants sur la plage (ceux que nous avions pris pour des crocodiles à Bangkok !), les macaques qui se battent pour manger les fruits « jambu air » offerts par un visiteur régulier, les singes noirs à la crinière blanche et les tortues en convalescence du sanctuaire. C’est surtout une découverte auditive. Entre deux plages de sable fin, le chemin nous fait traversée la forêt tropicale. Nous nous arrêtons pour écouter cette incroyable cacophonie de grenouilles, oiseaux et criquets. Le son est incroyablement fort et d’autant plus impressionnant que nous ne voyons pas d’où il provient dans cette jungle !

Encore une fois, je me fais la remarque que, pour que la nature puisse exprimer toute sa beauté en bonne santé, il faut la protéger des activités humaines. Le contraste entre le bétonnage avant l’entrée du parc national et l’explosion de vie à peine quelques centaines de mètres après est saisissant. L’Homme ne peut-il pas vivre en harmonie avec la nature, sans vouloir toujours la dominer et la détruire ?

Nous encaissons une immense déception. Nous étions initialement venus à Penang car nous avions lu, dans un guide 2017 de l’Indonésie, qu’il était possible d’y prendre un ferry pour rejoindre l’ile indonésienne de Sumatra. Notre aventure pouvait donc continuer sa progression dans son rythme lent. Il s’est avéré sur place que ce ferry n’existait plus depuis plusieurs années. Lonely Planet, tu nous as beaucoup déçu… Nous avons dû opter pour le moyen de transport le plus utilisé d’Indonésie, à savoir, l’avion. Nous, qui avions réussi à l’éviter jusque-là, montons dans un avion pour à peine 40 minutes de vol. Grrrrrrrrrrrrr !

Heureusement que l’objectif de ce vol nous enthousiasme ! L’Indonésie, et pour commencer, un volontariat dans une ferme au nord de l’île de Sumatra, dans une communauté Karo. Déjà à l’aéroport de Medan et puis encore après, nous remarquons une particularité toute indonésienne : la couleur. Les tuniques et voiles des femmes, ainsi que les chemises des hommes nous offrent un festival de couleurs et de motifs. Je ne vous parle même pas des bus ! Ici, on parle un peu moins anglais que la Malaisie, c’est sûr, mais l’accueil reste aussi chaleureux. A la sortie de l’aéroport, nous n’avons même pas le temps de demander notre chemin. Celui-ci est balisé de personnes qui viennent à notre rencontre pour nous indiquer la direction. C’est parti pour 3-4 heures de bus (selon la circulation) pour rejoindre notre ferme. Je retrouve l’agréable sensation de monter dans un bus local, où nous pouvons vivre une expérience authentique, ce que nous avions franchement perdu en Thaïlande. Notre voisin dans le bus répond à nos questions sur la vie d’ici. Une femme et le chauffeur échangent dans la langue karo, le dialecte de la région où nous allons. Il y aurait plus de 300 dialectes parlés en Indonésie. La langue indonésienne, que nous commençons à apprendre dès le premier jour, unifie toute la population.

Nous arrivons à Kabanjahe, point de rencontre donné par Johanes. Je l’appelle avec le téléphone de la serveuse du café. Il sera là dans une heure. Nous patientons dans le café, ou « kopi shop » (ils n’arrivent tout simplement pas à prononcer le son F), sous le regard intrigué des hommes qui sirotent leur thé au lait concentré.

Johanes, un petit bonhomme très mat de peau arrive comme prévu et nous fait monter dans un mini-bus bleu plus tout jeune en donnant les instructions au chauffeur. C’est l’heure de pointe dans le bus, nos gros sacs sont compressés par les paniers de légumes. Des jeunes écoliers montent sur le toit. Direction Sukanalu et la maison de Johanes où nous sommes conduits par sa voisine qui était dans le bus. Nous sommes un peu surpris. Dans ce gros village aux maisons modernes, la maison de Johanes et Mala, sa femme, est une cabane en bois très rustique. Une seule grande pièce, avec un espace chambre aménagé pour les parents, que nous traversons pour arriver dans une petite cuisine très élémentaire et une salle d’eau. C’est en fait l’ancienne maison des parents de Mala. L’endroit nous parait sale. Nous comprenons par la suite que les Karos ont un rapport au sol et à la nourriture très différent du nôtre. Pas de mobilier (excepté quelques armoires). Ils marchent, s’assoient, mangent et dorment sur un même sol, celui-là même où les chiens se couchent et où parfois les poules s’attardent. Dans la maison voisine, chez les parents de Mala, les pigeons se posent sur le carrelage, entrent et sortent. Cela semble tout à fait normal. Les notions de propreté et de saleté auraient-elles d’autres dimensions ici ? C’est surtout une méconnaissance totale des risques sanitaires qui les fait poser la limite entre la saleté et la propreté un peu plus loin que nous. Mala, ça la fait plutôt rire de voir une poule sortir de l’étagère. C’est là qu’elle a choisi de couver…

Ne laissons pas cette première réaction altérer la deuxième. Johanes et Mala ne roulent pas sur l’or, c’est sûr, mais ils ont le cœur sur la main et sont d’une gentillesse incroyable. Nous nous asseyons par terre et commençons à discuter. Johanes parle un anglais impeccable et même un très bon français. Il est guide touristique dans la région connue pour ses deux volcans actifs. Whaou ! Géniale cette montagne qui fume au loin ! La région est aussi connue pour son ethnie Karo qu’il s’empresse de nous faire découvrir en nous en expliquant certaines particularités. La plus étonnante concerne les relations familiales. Johanes n’a pas le droit de communiquer de quelques façons que ce soit à sa belle-mère. Idem pour Mala qui ne connait donc pas son beau-père. Ces tabous sociaux amènent donc à une organisation très différenciante pour les activités des hommes et des femmes. La fameuse femme au foyer… Nous partons peu de temps après notre arrivée avec Johanes au « touac bar », l’alcool local à base de jus de palmier, lieu officieusement réservé aux hommes. C’est sa religion quotidienne nous confie en blaguant Johanes ! Nous n’apprécions pas autant que lui ce breuvage très amer. Nous préférons bien plus le jus sucré qui n’a pas encore subit de fermentation et qui coule directement de l’arbre. Présentation des trois enfants : Kevin, Grace et Noa, qui est né le jour de Noël ! Nous nous couchons après notre première soirée avec des impressions très contradictoires qui se bousculent. Comme à chaque fois, nous sommes remués par les choses qui nous choquent le plus, en bien comme en mal, sensations que maintenant nous reconnaissons et savons qu’elles se dissipent très vite dès le lendemain lorsque nous commençons à découvrir un peu plus les personnes.

Les deux grands enfants ont enfilé leur uniforme orange pour l’école, Johanes est parti à son travail, nous allons passer la première journée avec Mala et Noa. Mala est une femme très douce et elle parle un peu anglais. Nous sommes chez elle ici, dans son village. Johanes est de Kabanjahe. C’est elle qui s’occupe des champs. Johanes s’est mis sur le site de volontariat de Workaway pour aider Mala qui doit faire un sacré boulot. Nous prenons un mini-bus avec notre gros panier de patates à repiquer. Nous rigolons car Johanes nous a expliqué que « patate » signifie « cul » en langue Karo. Dans ce mini-bus, les voisin(e)s de champs de Mala, très amusés de nous voir ici. Grande déception lorsque je vois toutes les patates enrobées d’une poudre verte. Mala utilise des produits chimiques. Elle ne comprend pas tout de suite notre réaction. Tout le monde en Indonésie utilise des produits chimiques. La permaculture, la rotation des cultures, la banque de graines, la pluri-culture ou encore le compost naturel, sont des notions étrangères pour elle. Tout ce qu’elle sait, c’est que si elle ne met pas de désherbant, ses patates crament et elle doit les arracher avant la maturité avec un rendement inférieur. Au fur et à mesure des conversations, nous lui expliquons ce qui nous pousse à vouloir cultiver et manger bio. Difficile d’expliquer tout cela sans apparaître moralisateur. C’est que nous avons accès à de l’information qu’elle et Johanes ignorent tout simplement. Le lendemain, nous lui faisons remarquer les picto sur ses boîtes de fertilisants et désherbants chimiques (des marques Bayer et Dupont !). Elle devrait porter masque, gants, bottes et vêtements spéciaux. Cela fait 10 ans qu’elle manipule ces produits sans aucune protection. Nous avons semé le doute en elle. Elle est pleine de bon sens et bien sûr qu’elle comprend. Elle prend conscience de la dangerosité de ses produits. Elle hésite à traiter. Elle risque de ne pas avoir de récolte si elle ne le fait pas. Nous lui conseillons de continuer comme elle l’a fait jusqu’à maintenant, et de se renseigner et se former pour commencer plus sérieusement de prochaines cultures. La culture bio, ce n’est pas seulement de supprimer les produits chimiques. C’est aussi de raisonner différemment, en traitant la cause des problèmes, en cherchant des méthodes alternatives naturelles. Cela demande aussi plus de travail et surtout plus de réflexion et d’écoute de la nature (et aussi moins d’argent n’est-ce pas). Les gens sont comme tombés dans un engrenage avec les produits chimiques et ils ne bénéficient pas d’infos contradictoires. Mais le plus difficile n’est finalement pas de sortir de ce fonctionnement, mais de s’approprier le nouveau, ou devrais-je dire l’ancien, basé sur le naturel. Nous sommes contents d’avoir initié des prises de conscience chez Mala et Johanes, mais sommes très embêtés de n’avoir aucune solution à leur offrir. Les ressources en Indonésie semblent très minces, surtout qu’ils ne disposent pas d’internet.

Après une journée à cueillir des grains de café, nous allons passer une journée très particulière. Un oncle de Johanes est mort il y a 2 jours. La journée du lendemain est entièrement consacrée à des cérémonies suivies de l’enterrement. Nous y sommes conviés. Johanes nous explique que ce sera très intéressant car nous pourrons découvrir la culture Karo. Mala précise que ce ne sera pas si triste car il était âgé. Après l’enterrement Hani en Chine, nous voilà dans une nouvelle cérémonie de funérailles ! Non, mais quand-même, nous aimerions bien assister à un mariage !