Voilà une semaine que nous séjournons dans cette ferme au milieu des montagnes. Je suis tranquillement installée au bord de l’étang, il fait bon, un petit vent, le ciel est couvert, à peine quelques moustiques. Tout va bien. Nous avons prévu de quitter cette ferme demain après-midi. Cette idée me rend un peu triste. J’aime bien cette petite ferme du bonheur. Je me suis attachée à ses personnages.

Cette semaine a vraiment été une expérience curieuse et nous a fait toucher du doigt le quotidien des chinois, du moins ceux de cette ferme.

Nous avons rendez-vous à la gare de Dujiangyan avec la personne avec qui nous avons échangé quelques mails chaotiques. Nous conversons par sms avec notre hôte… en chinois (merci les applications de traduction). A ce stade, nous ne savons même pas si nous parlons à un homme ou une femme. Nous attendons longtemps… Au moment désespérant où nous voyons le petit stand de snacks et saucisses au piment fermer boutique, vers 22h, la petite Winnie arrive toute pimpante dans sa robe moulante blanche. Elle s’excuse, éclate de rire, me prend par le bras et nous emmène à la voiture où nous attend le conducteur, Liogua. Ce dernier est le « manager » de la ferme. Son histoire est très particulière. En 2008, il perd tout ce qu’il a dans un énorme tremblement de terre (amplitude 8) qui fait de nombreuses victimes. Le sort s’acharne sur cette région qui connaît des inondations dramatiques l’année suivante, suivies de graves coulées de boue qui lui prennent la vie de sa femme et sa fille notamment. Liogua est reconnu à de nombreuses reprises, avec certificats d’honneur à l’appui, pour sa bravoure, sa bonté, sa générosité et toute l’aide qu’il a apporté aux autres villageois lors de ces terribles épreuves. Une sorte de héro local qui fait passer les autres avant lui-même. Il a par la suite redémarré de zéro sur ce magnifique terrain au milieu des montagnes avec la rivière en contrebas où il a installé sa ferme. Il s’y est recréé une famille avec : Winnie (nom anglais qu’elle s’est choisie) et sa maman, l’acrobate, le fumeur de pipe, monsieur propre, le papi taciturne et la mamie recluse que nous avons découvert bien plus tard. Sans compter la chienne et ses nouveau-nés, le chien borgne, le chat à la patte cassée, les poulettes, les daims, les chèvres, les pigeons et les 3 petits cochons. Avant de vous décrire chacun de ces personnages avec qui nous avons partagé un petit bout de vie, laissez-moi vous raconter comment nous avons découvert les lieux. Après un passage express au restaurant pour déguster quelques nouilles sous le regard attentif des serveuses et de Winnie, nous montons dans la voiture en direction de la ferme. Liogua slalome dangereusement. Peut-être a-t-il été pilote de course dans une autre vie. Mathieu n’est pas très rassuré. Nous nous cramponnons au siège. Nous entrons sur l’autoroute par un chemin sur le côté qui nous fait éviter le péage. Nous en ressortons par un autre chemin et arrivons aussitôt à la ferme. Il fait nuit et Winnie, équipée de la lampe torche de son téléphone, nous explique qu’il n’y a pas d’électricité. Elle nous indique une chambre. Un lit fait avec des draps à la propreté douteuse. Une odeur dégoutante qui nous vient de la salle de bain/toilettes (à la turque comme cela se fait en Chine). Nous dormons dans nos sacs de couchage après nous être fait confirmer l’horaire de 8h pour le lendemain matin. C’est donc le moment de faire un point sur la question de l’hygiène chez les chinois. De manière générale, nous avons observé que le seuil de tolérance à la saleté n’est pas du tout le même que chez nous. Il n’y a qu’à voir les restaurants. Les rues semblent épargnées grâce aux petites mains nettoyeuses que l’on croise à chaque coin de rue.  Il ne semble pas exister de « pression sociale » à la propreté. C’est-à-dire qu’une personne sale ici ne fera pas l’objet de regards désapprobateurs ni ne sera discriminée (mais honnêtement, vous prendriez une douche et changeriez de vêtements tous les jours s’il n’y avait pas ce regard extérieur qui vous juge ?). Alors non, nous proposer une chambre très humide avec des draps sales et une salle de bain qui n’a pas été nettoyée depuis plusieurs semaines, ça ne choque personne. Je vous épargne la description de la cuisine avec le « congélateur » rempli de toute cette viande plus très fraîche qui est devenue mon pire cauchemar. A la première opportunité le lendemain, bien sûr, je brique à fond la salle de bain et lave les draps (à la main, il n’y a plus d’élec’). Nous mettons le réveil pour être prêts comme convenu à 8h. Nous sortons de la chambre et découvrons le site en plein jour. Il n’y a personne et nous en profitons pour faire un petit tour. Quelque chose d’étrange nous interpelle. -Je dois, à ce stade, interrompre mon récit, Winnie vient de me demander de l’aide pour aller pêcher des écrevisses rouges.-

-12 écrevisses plus tard, je reprends.- Oui, quelque chose d’étrange. C’est comme-ci ce lieu avait été abandonné depuis longtemps. Un restaurant, une salle de jeux de mahjong, une salle pour accueillir des activités pour les enfants, un étang de pêche, des écriteaux peints en couleurs, les jardins, des balançoires. C’est clairement un lieu qui a regorgé de vie ici. D’ailleurs, un récent commentaire très positif sur le site Workaway, par lequel nous avons trouvé cet endroit, témoigne de cette happy family. Mais ce que nous voyons est un peu différent : un parasol boueux renversé, le mobilier poussiéreux, sale et en désordre, des barrières cassées. Que s’est-il passé ici ? C’est par bribes d’information que nous allons petit à petit comprendre l’histoire. Vers 9h30 du matin après notre repérage, nous imitons l’acrobate, le fumeur de pipe et monsieur propre, prenons un bol et des baguettes et mangeons du riz et des aubergines en sauce. Winnie se pointe à 10h en s’excusant tout en rire et en légèreté pour l’heure tardive. Elle s’est couchée un peu tard. Voici venue l’occasion de parler du rythme des chinois, du moins de ceux de cette ferme, et qui semble être assez représentatif. Vous avez suivi : il est 10h, le petit-dèj collectif vient à peine de se terminer, et l’activité sur cette ferme est encore très réduite. C’est que les chinois travaillent assez peu. Ils sont les rois de la sieste et sont capables de s’endormir à peu près partout comme par exemple, allongé sur le scooter les jambes sur le guidon. D’un point de vue occidental, on pourrait dire qu’ils sont fainéants. Mais après une semaine passée avec eux, je dirais plutôt que la valeur travail n’est pas aussi importante qu’elle l’est chez nous. Le respect de leur rythme ainsi que de leurs besoins physiques est en revanche positionné bien plus haut que chez nous dans l’échelle des valeurs. Au final, ils s’autorisent sans complexe à commencer la journée très tard, à faire de longues pauses, et des siestes après chaque repas. Après tout, le reste peut bien attendre. No stress. Ils s’autorisent également tous ces comportements qui « libèrent » et que la « bonne éducation » nous interdit : roter, cracher, mâcher la bouche ouverte… Mathieu s’amuse de voir qu’à table, son énorme rot ne suscite aucune réaction ! Je vous arrête tout de suite. Il serait bien trop facile de juger… c’est parce que nous avons soi-disant « de bonnes manières » que nous trouvons cela quelque peu dégoutant. Les enfants qui n’ont pas encore reçu « la bonne éducation » s’en amuse, eux… A bien y réfléchir, nous nous conformons peut-être un peu trop aux normes sociales plutôt qu’à notre nature première…

Les journées à la ferme, commencent pour nous (lorsqu’elles commencent) vers 10h30 – 11h. Cueillir les haricots, aubergines, piments, tomates, courges, poivrons et préparer le terrain pour de nouveaux semis. Winnie nous appelle. Elle a besoin qu’on lui ramène des légumes pour préparer le repas de midi. Winnie. C’est une petite jeune fille de 22 ans dont le rire enfantin flotte en permanence dans l’air. Elle est un peu la mère nourricière de toute la ferme. Elle a rencontré Liogua il y a quelques années et habite ici depuis un an. Elle l’aide normalement dans la gestion des activités pour les enfants et à la cuisine. C’est un peu son grand frère maintenant. Elle passe beaucoup de temps à nous préparer des petits plats. Elle en connait un rayon sur les plantes et le jardin. Winnie est la seule ici à parler un petit peu d’anglais. Complété des applications, nous arrivons à nous comprendre. Ce petit bout de femme est donc notre interlocutrice, guide, traductrice, cuisinière. Et sa fraîcheur est un petit bonheur. Pour les repas, matin, midi et soir, elle nous prépare du riz avec plusieurs accompagnements. Winnie cuisine principalement dans un énorme wok chauffé au bois. Le geste précis, elle retourne les légumes qui crépitent, les arrose d’huiles et d’épices, émince les piments, ajoute ou retire des buches de bois pour ajuster la température. Elle est concentrée. La cuisine est son espace de création. Et c’est délicieux. Chacun va se servir du riz dans son bol et s’assoit autour de la table. Au milieu, 3 à 6 plats d’accompagnements différents (dont généralement un à base de viande et au moins deux très pimentés) : aubergines et piments cuits ; bouillon de tomates cerises et œufs brouillés ; salade de concombres ; haricots, piments et lards ; œufs de cent ans (ça, je vous laisse chercher sur internet !) ; laitue tiges et gingembre… Chacun prélève ce qu’il veut avec ses baguettes selon ses goûts, et le mange avec son riz. Dès que c’est prêt, Winnie lance le « à table ! » chinois. Chacun commence à manger quand il est prêt, expédie son repas (les chinois mangent très très vite ! Dommage qu’ils ne savourent pas davantage leurs délicieux repas !), va laver son bol et part vaquer à ses occupations, le plus souvent, une sieste.

Un soir, nous avons voulu leur faire découvrir les crêpes. Après un périple pour trouver du lait et du beurre (ils ne mangent pas de produits laitiers) ainsi que du chocolat (ils ne mangent pas de sucré), me voilà en train de préparer la pâte à crêpe avec des baguettes. Puis de nous retrouver avec Mathieu en train de faire des crêpes à la frontale, dans une espèce d’énorme poêlon à paella. Résultat inespéré ! Face à l’insistance de l’acrobate à vouloir mettre l’assiette de crêpes sur la table, nous expliquons qu’en France, nous mangeons les crêpes en dessert, à la fin du repas. Contestation générale : « après le repas, nous n’aurons plus faim ! ». Nous sommes contraints de céder, et malgré notre démonstration de pliage de crêpe fourrée au chocolat, les crêpes finissent dans les bols de riz, mangées avec les piments et des baguettes…

L’acrobate tire son surnom d’une ascension en haut d’un arbre. Au pied d’un noyer, aucune noix. C’est à cause des 3 petits cochons. Ils en raffolent. (Oui, les 3 petits cochons sont en liberté. Ils vaquent partout où ils pensent trouver de la nourriture, y compris dans les environs de la cuisine.) Il y a pourtant beaucoup de noix dans l’arbre. Winnie appelle à la rescousse Liogua et l’acrobate. Ce dernier grimpe en haut de l’arbre avec beaucoup d’agilité. Une perche en bambou à la main, il s’amuse à faire tomber les petites bombes par terre. L’acrobate est un impulsif intrépide. C’est un touche-à-tout dans la ferme. Il est capable de mettre une énergie folle dans une pioche pendant 5 minutes dans le jardin avec des résultats impressionnants, puis de s’éteindre ensuite. C’est un vrai casse-cou. Il s’étire et se tortille dans tous les sens. Hier, il revenait de moto… avec un clou dans le pied ! Il a bien essayé de nous apprendre à jouer au Mahjong. Mais la barrière de la langue complexifiant terriblement l’initiative, lui demanda beaucoup plus de patience qu’il ne pouvait nous en donner…

C’est lors de cette « mission noyer », quelques jours après notre arrivée, que nous découvrons la mamie recluse. Elle est sortie de sa cabane toute guillerette avec sa blouse « angry birds ». Elle était contente de voir autant de monde devant chez elle. Je comprenais soudain à qui étaient destinés les repas que la maman de Winnie apporte là-bas 3 fois par jour. Cette mamie n’a plus de famille ni de maison. Liogua l’héberge, de même que le papi taciturne. L’envers du décor chinois : elle vit dans une cabane insalubre, dort sur un sofa dégoutant et encombré. Les cochons rentrent chez elle. Cela semble tout à fait normal. Standards chinois. Je suis surtout choquée du peu d’empathie qu’elle génère chez les autres. Elle est nourrie, ses cheveux sont coupés, elle semble recevoir les soins minimaux, mais je ne décèle aucune humanité dans l’attitude de la maman de Winnie qui lui apporte son repas. Elle ouvre la porte avec grand fracas, lui dépose son bol sur la table et repart. Elle semble étonnée que j’ai envie de lui tenir un peu compagnie. Peu de monde semble se préoccuper de lui rendre visite. Les anciens qui ne « servent plus à rien » sont-ils considérés comme humains de second rang ? Winnie de répondre à mon inquiétude face à son isolement : « C’est bon, elle est très vieille et elle a l’habitude d’être toute seule. » La mamie recluse ne semble pas se plaindre. La maman de Winnie a l’air pourtant bien gentille, toute timide, même si elle est un peu dans la lune (elle a apparemment des visions et des problèmes avec la nourriture). N’empêche… dur…

Le papi taciturne quant à lui a un rôle bien précis dans la ferme. Il s’occupe des animaux, surtout les daims et les chèvres dans leurs enclos. Le dos courbé, il avance péniblement. Ses gestes sont lents, calculés. Il parle peu. Regarde dans le vide. Il aiguise un couteau. Coupe de l’herbe. Range un jeu de cartes. Il n’a pas eu d’enfants et n’a plus de famille. De temps en temps, un contact avec un chien ou un autre animal lui esquisse un léger sourire. Il semble préférer la compagnie des animaux. Il échange quelques paroles parfois avec le fumeur de pipe et monsieur propre. Le premier a toujours la banane. Il voudrait bien échanger avec nous. Mais il se trouve qu’il est très mauvais en mime, et la plupart de ses tentatives est un échec total pour communiquer. Il n’en n’est pas moins très marrant. Monsieur propre quant à lui à plutôt tendance à nous observer du coin de l’œil. Après une semaine, il commence seulement à se décoincer un peu et nous octroie maintenant parfois un sourire. Je le surnomme comme ça car il est très maniaque (le pauvre, cela doit être horrible d’être maniaque en Chine… le stress permanent !). Il nettoie systématiquement son bol avant le repas et se lave les mains de très nombreuses fois par jour. Il semble aussi avoir le toc de cracher absolument tout le temps. A tel point que nous nous demandons ce qu’il crache ! Les deux acolytes apportent leur aide dans les diverses tâches de la ferme notamment du gros bricolage.

Il y a trois semaines encore, cette ferme hébergeait quelques dizaines d’autres travailleurs et pouvait accueillir jusque 100 couverts au restaurant avec les produits de la ferme. C’était avant la coupure d’électricité qui a entrainé la fermeture du site au public. Nous comprenons que les autorités veulent récupérer le terrain. C’est vrai, l’endroit est magnifique. Ils veulent lancer un programme de développement touristique. Ils veulent tout simplement exproprier Liogua, sans contrepartie financière. Alors ils cherchent n’importe quel prétexte pour le déloger. Après lui avoir demandé de déplacer sa petite porcherie plus haut dans la montagne l’année dernière, ils lui demandent maintenant de la détruire à cause de la soi-disant pollution qu’il provoque. La pression s’intensifie ces derniers temps. Hier, 6 policiers ont passé la matinée installés tranquillement sur la terrasse, à faire comme chez eux. L’atmosphère était tendue. Les deux camps s’observaient en chien de faillance. Pendant ce temps-là, une pelleteuse creusait une tranchée dans l’entrée de la ferme pour empêcher des véhicules d’y passer. Ce matin, nouvelle visite de deux policiers. Ils veulent voir nos passeports. Notre présence dérange les petites manigances. Ils veulent les avoir à l’usure. Ce soir, l’acrobate vient de démarrer le groupe électrogène. La lumière réapparaît pour notre dernier dîner. C’est fête ! Winnie a préparé des chips maison et des aubergines panées à la sauce tomates. Un régal ! Nous trinquons à l’alcool de riz macéré aux piments. Une petite photo de groupe. Les habitants de cette ferme prennent des allures de joyeux gaulois. Intérieurement je m’insurge et en parle à Winnie. Résistez, prenez un avocat, contactez des journalistes ! Elle de me répondre, résignée : « si nous rétorquons d’une manière ou d’une autre, ils vont nous le faire payer encore plus cher en retour. De toute façon, les avocats ne peuvent rien faire, car tout se fait sous l’autorité du gouvernement… » C’est le pot de terre contre le pot de fer. Liogua garde le sourire. Il est tellement gentil. Lui et les autres n’ont pas dit leur dernier mot j’espère. Les choux seront plantés cette semaine quoi qu’il arrive. Il en faut plus que ça pour étouffer les braises de cette ferme du bonheur. Eux qui ont déjà survécu aux pires déchainements de la nature…