Ça y est, nous sommes en 2018 et pour la première fois de notre vie, nous avons passé les fêtes de fin d’année loin de la France et de nos familles et amis. Sensation un peu surréaliste d’y être, sans y être.

Nous passons donc Noël au sein de la communauté Gaïa. Un Noël extrêmement chaleureux où un sapin a été improvisé avec quelques bâtons et décorations et une salle aménagée pour l’occasion en une grande tente (installation de moustiquaires !) dans laquelle nous pouvons tous nous assoir. Une table de rois avec quelques bougies et des mets délicieux : du riz collant à la noix de coco, un curry de potiron, des crudités à la sauce tomates piquante (bah oui, nous sommes en Thaïlande quand-même !), du pain (oui, quand on n’a pas mangé de pain depuis plusieurs mois, un pain un peu croustillant qui sort du four fait partie des mets délicieux !), du crumble choco-banane, des cookies et mon pain d’épices. Oui, on se lâche un peu sur le sucré. C’est assez inhabituel en Asie… mais c’est fête et puisqu’on s’est donné de la peine à allumer le four à bois…

Nous avons tous « créé » un cadeau que nous avons mis sous le sapin. Nous nous voyons tous distribué l’un d’entre eux par la jeune belge Jane, et le jeu commence. A chaque lancé de dé, chacun son tour, une action dictée par le numéro. Les cadeaux se décalent d’une ou plusieurs personnes, à gauche, à droite, s’échangent ou se conservent précieusement. Sans savoir ce qu’il y a dedans, certains emballages (feuilles de bananier, noix de coco, papier décoré…) attisent les convoitises. Le tour de dé terminé, nous déballons nos cadeaux qui révèlent l’incroyable créativité de chacun. Je suis sûre que l’environnement naturel révèle l’artistique en chacun de nous. Mathieu qui n’était, à la base, pas inspiré, m’a surpris en transformant une noix de coco en vide-poche original. Yes ! Rires, discussions, danses… Incroyable Noël décontracté et affectueux.

Après deux semaines à Gaïa, c’est déjà le moment de partir pour nous. Nous aidons à retourner toutes les briques de terre qui sèchent pour une future construction, et direction Chiang Mai par le bus de nuit. Des sièges inclinables bien larges, une petite couverture, une petite collation (bon, ça, c’est à revoir, que du sucre et du plastique !) … Je ne vois pas la nuit passer.

Nous arrivons à Chiang Mai au petit matin. Bizarrement, en pleine saison sèche, il pleut des cordes. Ce sera comme ça pendant plusieurs jours. Le lendemain matin, nous discutons de la pluie et du beau temps avec un jeune homme de l’auberge où nous logeons. Il nous explique que cette petite pluie fine matinale est surnommée la « neige thaïlandaise ». En T-shirt sous notre K-way, ça nous fait bien rire ! Nous pensons à nos amis de Gaïa et à toutes les briques qui sont censées sécher en extérieur…

Chiang Mai est la deuxième plus grande ville de Thaïlande après Bangkok. Pourtant, son quartier historique, un grand rectangle délimité par des bassins, respire la tranquillité. Des ruelles, pour la plupart piétonnes, beaucoup de verdure, du street art sur les murs, des cafés, boutiques et petits restaurants bio… Le kif pour toute personne recherchant le farniente bon et sain. Et il se trouve qu’elles sont nombreuses ces personnes. Enormément d’étrangers et peu de Thaïlandais dans l’enceinte de la vielle ville où tout est écrit en anglais. C’est que ce kif ne coute pas très cher comparativement à l’Europe (ça reste en revanche plutôt onéreux pour la Thaïlande). Contrairement aux autres endroits bourrés de touristes où nous sommes déjà allés, ici curieusement, ça ne me dérange pas. Certainement dû à cette ambiance babacool et relax qui n’est pas focalisée sur une consommation démesurée. Nous en profitons donc pour ne rien faire, parfait pour un jour de pluie.

Balade tout de même au marché aux fruits de Warorot avant de partir. A l’extérieur de la vieille ville, ça grouille, de thaïlandais cette fois, et de moteurs, et la pollution qui va avec. Nous arrivons dans cette immense zone en bordure de la rivière Ping où arrivent de nombreuses cargaisons par bateaux et par camions. Le Rungis de Chiang Mai. Pas de touristes ici. Les thaïlandais pressés tirent de grosses charrettes remplies de provisions. Les conducteurs de deux-roues font leurs courses sans descendre du véhicule. Nous goutons le délicieux fruit du jacquier. Des montagnes de fruits, mais aussi des légumes, du poisson et de la viande. Rien n’est identifié comme « bio ». Je me demande où s’approvisionnent les nombreux restaurants biologiques de la vieille ville…

Allons voir comment ça se passe chez un producteur bio justement. Nous avons rendez-vous avec Nice, une toute jeune thaïlandaise de 30 ans, tout au nord-ouest du pays, à quelques kilomètres de la frontière birmane. 4h30 de bus bondé plus tard, nous arrivons devant le marché couvert de Mae Ai. Nice est hyper-connectée, nous lui signalons notre arrivée sur facebook, et elle d’arriver 5 minutes après. Nice, de l’anglais et non de la ville, est le surnom qui lui a été donné par la sage-femme à la naissance. La plupart des thaïlandais ont un surnom très court comme celui-là. A notre grande surprise, nous arrivons dans une énorme maison moderne entourée de haut-vents en taule pour abriter les espaces de vie extérieurs (cuisine, salle-à-manger, laverie). Un gros pick-up, une autre voiture et 2 scooters garés dans la cour. A première vue, nous sommes loin des standards d’une ferme bio telle que je l’imagine. Ici, on consomme beaucoup de plastique et on mange beaucoup de viande et de produits industrialisés. Je comprends vite la situation. Nice était vouée à une carrière de journaliste. Une nuit, alors qu’elle habite à Chiang Mai, son père l’appelle pour des problèmes de santé. Elle prend la route de nuit pour 4 heures d’angoisse. Elle décide par la suite de se rapprocher de sa famille. Elle entreprend une formation d’agriculture et récolte en 2017 ses premiers sacs de riz sans utilisation de pesticide. Sa motivation première : la santé de son père. Dans un endroit où le bio n’est pas valorisé, voir pas connu, elle fait face à de nombreux obstacles. Nice aurait bien aimé construire la maison familiale en boue, très peu couteuse. Mais son père a refusé, préférant l’option « emprunt à la banque ». Du coup, ses parents se tuent au travail. Ils revendent des œufs (industriels) comme grossistes aux autres commerçants. Leurs journées de travail commencent donc à 2h du matin, heure où tous les commerçants viennent faire leurs achats, et se terminent parfois à 19-20h lorsqu’ils font le marché de nuit. C’est simple, sa maman passe plus de temps dans sa réserve au marché qu’à la maison. Inutile de préciser qu’à ce rythme-là, ils n’ont ni loisirs ni jours de repos et leur santé est assez dégradée. Le père de Nice continue de cultiver par ailleurs du riz collant, la variété locale, en utilisant des produits chimiques. C’est dans cet environnement plutôt « toxique » que Nice cherche à développer une activité « saine ». D’un côté, elle tente de se lancer dans une activité bio, de l’autre elle aide énormément ses parents chez qui elle vit. Mais elle prend son mal en patience. Elle attend son heure. Elle sait que son petit business de produit bio va marcher. J’admire sa patience et son dévouement pour aider ses parents qui sans le vouloir ne l’aide pas vraiment. Pour réussir, elle mise sur son réseau dans la vraie vie et online, sur les étrangers comme clients principalement. Et puis la courageuse Nice trouve un peu de soutien moral et aussi physique chez les volontaires internationaux que nous sommes.

Nous retrouvons donc chez Nice un couple d’un français et une américaine. Ils sont à la fin de leur séjour de 3 semaines ici. Ils ont fui l’hiver en France. Ils sont très sympas et nous nous réjouissons de passer le nouvel an avec eux. Avant cela, nous allons aider Nice quelques jours à semer du colza à la main dans les rizières récemment moissonnées. Nous suivons le tracteur qui laboure et semons au vent toutes ces belles graines, les pieds directement dans la boue (solution trouvée après un échec cuisant de bottes trop grandes qui restent collées !). Non seulement le colza apporte des nutriments au sol (contrairement à la monoculture du riz), mais elle pourra le vendre pour faire de l’huile. Les semences lui ont été données par l’autre seule dame du coin qui produit sans pesticide.

Petit détour par son jardin, chez ses 2èmes parents comme elle dit, chez sa nourrice. Ils la soutiennent beaucoup et Nice les aime beaucoup. Selon elle, ils sont plutôt pauvres, mais sont libres de leur temps et heureux. Dans ce jardin, Nice cultive entre autres des fraises (le climat du nord de la Thaïlande est propice) et quelques autres légumes. La production n’est pas encore suffisante pour pouvoir vendre sur les marchés et en tirer une source de revenue. Il lui manque du terrain pour cultiver plus. Pour l’instant, elle commence à commercialiser son riz riceberry (du riz violet), la farine de ce riz, et des graines de perilla (sorte de sésame). Elle en est au tout début, dans sa phase d’expérimentation et crée petit à petit sa clientèle.

Le 30 décembre, nous faisons un pré-réveillon. Puisque toute la famille est rassemblée pour le week-end, on commence un jour plus tôt. Voilà la première soirée bien arrosée thaïlandaise pour Mathieu. Les mots laotiens que nous avons appris nous servent bien tant cette langue est similaire à la langue thai. Une pré-soirée chez l’oncle (18h-21h, ça commence très tôt ici !) où nous grignotons du poisson, et des plats de viandes tous très épicés. Puis nous allons chez le grand-père qui a laissé sa maison aux « jeunes ».

Pour le réveillon, nous allons chez un cousin de Nice. Toute la famille est là. Nous sommes venus avec un cadeau de petite valeur pour participer au grand jeu. Nos cadeaux sont numérotés et un peu plus tard dans la soirée, un tirage au sort. Celui qui tire notre numéro, nous allons lui offrir notre cadeau et piochons ensuite.  Nous sommes les seuls à avoir fabriquer notre cadeau (des bracelets brésiliens). Mathieu pioche des biscuits, je me retrouve avec la couverture de la grand-mère… Hahaha ! Nous nous attablons autour d’un appareil pour faire des grillades et un hot-pot (un bouillon dans lequel on fait cuire viandes, poissons et légumes sur le même principe qu’une fondue). Plusieurs appareils sont installés sur des tables ou parterre avec autant de petits groupes de personnes autour. Au mur, plusieurs photos géantes de toute la famille années après années. On y retrouve Nice et sa sœur de 10 ans sa cadette, New. Il y a encore peu, sa sœur était en fait son frère. Comme beaucoup de personnes en Thaïlande, elle a décidé de changer de sexe. Cela nous avait frappé dès notre arrivée dans le pays. Beaucoup d’hommes très efféminés, vernis, coiffure, vêtements et maquillage, et des femmes masculinisées. Cela semble tout à fait accepté ici, nous ne surprenons pas de regards de jugement comme nous pourrions certainement le constater en France. Pour ma part, je réalise mes propres automatismes. Lorsqu’il y a une ambiguïté de sexe, je ne peux m’empêcher de chercher à définir si cette personne en face de moi est un homme ou une femme. Pourquoi ? A quoi cela me sert-il ? Réflexe humain… Pour trier l’immense masse d’information qui nous parvient lorsque nous rencontrons une autre personne, nous sommes habitués à classifier, à ranger les gens dans des catégories : riche/pauvre ; citadin/rural ; comme moi / différent ; d’ici / d’ailleurs… et de toute évidence homme / femme. Ses catégories dépendent de notre culture et de notre éducation. Force est de constater que la culture française d’où je viens est très genrée. La case homme/femme est largement utilisé dans l’inconscient pour se faire un avis rapide sur la personne. Raccourci dangereux si l’on n’en prend pas conscience. En tout cas pour la Thaïlande, le genre ne me paraît pas être un critère important tant les transsexuels semblent faire partis de la normalité. Pour New, cela n’a pas été simple au sein du cercle familial et particulièrement avec son père. Dans une famille où les relations sont compliquées et où on se parle peu, c’est un événement familial certainement perturbant. Hormis sa voix qui la trahit, elle semble très bien vivre sa nouvelle jeune féminité.

Empaquetage, écafouillage, vente sur le marché et livraison des œufs. Pendant que les graines poussent, notre travail consiste principalement à aider les parents de Nice. L’idée de m’occuper d’un business d’œufs industriels ne me plait pas des masses, il faut l’avouer. Mais cela nous permet de découvrir un marché au petit matin, dans un village plus reculé. Levés à 4 heures du matin, installation à la lumière des phares. Nous y voyons des personnes issues des tribus des montagnes en costumes traditionnels. Je pleure en voyant toute cette déferlante de plastiques. Pour le commerçant, c’est comme-ci ça faisait mieux d’ajouter et de superposer des sacs, une considération supplémentaire pour le client. Grhhhrrhhhh…

Autre jour, autre marché. Cette fois le marché de nuit à Mae Ai. La mère de Nice a préparé différentes spécialités à base d’œufs que nous vendons sur un stand. Le marché de nuit est une institution en Asie. On y mange principalement. Des spécialités locales : galette de riz collant violet tartinée de pâte de perilla sucré ; salade de papaye très relevée ; peau de porc croustillante ; et autres ragouts de viandes et de légumes, galette de noix de coco… J’aime beaucoup cette ambiance de marché de nuit très conviviale et locale. Ça change des marchés de nuits des grandes villes comme Chiang Mai, davantage pour les touristes.

Nous repartons demain à Chiang Mai. Un peu plus tôt que prévu. La quantité de travail est limitée en ce moment et Nice doit s’absenter 2 jours. Cet après-midi, séance photo pour mettre en valeur les produits délicieux de Nice.