C’est avec le tendre souvenir de cette famille de Sukanalu que j’engage la rédaction de cet article. Lorsque l’on s’installe comme ça pour 10 jours dans une famille, on apprend à l’aimer avec ses joies comme ses problèmes. Nous la quittons donc franchement tristes. Je pars tout de même très contente et confiante pour Mala. Je culpabilisais de lui parler de la culture bio sans avoir de solutions concrètes ni d’alternatives à lui proposer (j’ai encore moi-même beaucoup à apprendre, n’est-ce pas !). Mais à voir les marchands, tous les matins, manipuler les tas de granules chimiques au glifosat sans aucune protection, et les enfants qui passent respirer toutes ces poussières… A écouter Johanès nous expliquer que certains fermiers dépensent des fortunes pour toute cette chimie pour au final perdre toute leur récolte et se rendre compte que c’était de la chimie de contrefaçon… Non vraiment, je devais leur expliquer tout ce que nous savons. Mais après quelques recherches sur internet, je suis heureuse de trouver un livre en téléchargement gratuit sur la permaculture, spécialement écrit et adapté pour l’Indonésie et dans un langage simple. Un soir, elle veille en le lisant sur notre ordi. Nous réussissons à lui imprimer. Un gros pavé plein d’infos sur comment élaborer des pesticides naturels, comment se faciliter la tâche en utilisant judicieusement eau, compost et animaux, comment se créer une banque de graines… Je me sens mieux en partant en laissant Mala avec plein de ressources. Elle est tellement curieuse et a tellement envie d’apprendre. C’est comme-ci c’était pour elle une opportunité de décider pour elle-même, pour une fois. Elle, dont la vie semble davantage dictée par la famille, les traditions, la culture Karo. Nous lui racontons comment nous vivons en France, comment nous partageons les tâches du quotidien avec Mathieu, comment il est de moins en moins courant de trouver une femme qui gère seule ses 3 enfants, plus toutes les tâches ménagères, plus toute la ferme pendant que son mari a un petit travail tranquille et passe la majeure partie de son temps au kopi shop ou au touac bar. « C’est ça, l’émancipation ? » nous dit-elle avec un petit sourire. Johanès n’est pas un mauvais gars pour autant. C’est un type adorable et sacrément intelligent. Il parle, en plus de la langue karo et de l’indonésien, anglais et français. Sans même jamais être allé en Europe, avec un an seulement d’apprentissage du français. Ça fait réfléchir sur notre apprentissage des langues. Je crois que la peur de nous tromper est l’un des plus gros freins pour nous en France. Disons que Johanès se réfugie derrière les traditions karo qui placent l’homme sur un trône royal pour justifier une petite paresse, une fuite de ses responsabilités et un penchant pour cet alcool de palmier.

Durant notre séjour, nous avons l’opportunité d’assister à une cérémonie de funérailles et un mariage ! Youpi ! Un événement heureux ! Dans les deux cas, nous nous rendons compte que la signification donnée à ces deux événements est bien différente de chez nous. Pour nous, c’est avant tout un événement privé où la présence de chacun a un sens et où les regards de l’extérieur ne sont pas les bienvenus. C’est comme s’il y avait une certaine pudeur des sentiments, heureux comme triste. Ici, c’est davantage un événement social qui sert à informer, à montrer (c’est peut-être cette même fonction qui est donnée aux concerts de klaxons des mariages chez nous). Toutes les familles élargies sont invitées bien-sûr, mais également tout le(s) village(s). Johanès nous explique que c’est lors d’événements comme ceux-là qu’il a appris à reconnaître toutes les personnes de sa famille. Peut-être 500 personnes présentes à la cérémonie de l’enterrement et 1000 voire davantage au mariage. C’est sûr, notre présence ne bousculera pas l’organisation ! Dans les deux cas, nous arrivons dans un grand hall où les gens, la plupart portant les chapeaux (tudung) et écharpes traditionnelles, sont assis par terre sur de grandes nattes. Rien n’interdit les femmes et les hommes de se mélanger, mais les affinités et les interdits culturels (par exemple, Mala n’a jamais parlé à l’oncle de Johanès, celui qui est enterré ce jour) font que les femmes ont tendances à se regrouper et les hommes s’installent plus sur les extérieurs. Nous sommes stupéfaits de voir à quel point quasiment 2 femmes sur 3, chiquent encore et encore tout au long de la journée, du betel et du tabac. Les feuilles de betel, la poudre blanche de chaux (qui sert à faire saliver davantage) et la noix d’arec (qui colore la bouche en rouge et les dents en orange) ainsi que le tabac circulent de mains en mains. Dans 2-3 feuilles de betel, elles mettent un peu de poudre blanche et un peu de poudre rouge qu’elles emballent et commencent à chiquer. Elles prennent ensuite une grosse boule de tabac qu’elles humidifient un moment dans leur lèvre inférieure avant de la mâcher. Elles crachent tour à tour de grosses boules rouge sang. Les hommes quant à eux fument la cigarette. Entre parenthèses, au kopi shop où nous allons le matin et où les femmes peuvent aller, enfin, les plus rebelles d’entre-elles, nous y retrouvons 2 femmes qui fument la cigarette. Un acte féministe militant ici ! A l’heure du repas dans chacune des cérémonies, une organisation incroyable. Une partie de la famille, considérée comme inférieure (nous n’avons pas réussi à bien comprendre ce qui définit la position de chacun, c’est apparemment très compliqué, même eux parfois s’y perdent…) est chargée de cuisiner pour le défunt ou les mariés. D’abord, on dépose par-ci par-là, au milieu des groupes de gens, des petits récipients d’eau pour se laver les mains. Oui, bon, vaut mieux être le premier à se laver les mains. Puis des assiettes avec un film plastique (GRrrrrrrrrr !) circulent avec un morceau de viande ou de poisson et un verre d’eau en plastique capsulé (ReGRrrrrrrrrrrrr !). Puis, des personnes circulent avec des paniers de riz et des sceaux de légumes. Pas besoin de couvert, on mange avec les doigts dans la tradition karo. Tout le monde se sert de grosses portions. Nous comprenons vite pourquoi. La plupart des femmes sortent un sac plastique de leur sac pour récupérer tous les restes, pour les chiens (les karo adorent les chiens et en ont tous plusieurs). Le fameux dogy bag ! Sinon, tout au long de la journée, des vendeurs circulent pour vendre des doses de sucre et de gras plastifiés. Un petit malin s’est aussi installé pour vendre des jouets en plastiques. C’est que la cérémonie dure toute la journée ! Au fur et à mesure que la journée passe, nous cherchons de plus en plus les endroits propres pour s’assoir. Imaginez le champ de bataille à la fin !

L’espace du hall se décompose en deux parties. Sur les extérieurs, c’est la partie « vie » où on mange, on boit, on fume, on discute, on installe son chapeau, on rit, on se prend en photo. D’ailleurs, tout le monde veut que je les prenne en photo, ou alors poser avec nous. Je me retrouve même en photo avec la famille proche du mort, juste à côté de celui-ci ! Je ne vous raconte pas le succès que nous avons lorsque Mala me donne à porter son chapeau et Mathieu l’écharpe traditionnelle. Nous sommes adoptés dans la famille karo ! Mais n‘oublions pas, nous sommes à un enterrement et l’espace central est dédié à la cérémonie. Toute la journée, un animateur distribue le micro aux hommes et aux femmes de la famille proche. Ils disent, crient et pleurent leur peine en public, le tout en musique et en chorégraphie. Libérateur ! Une chanteuse professionnelle récite quelques prières de temps en temps, et le tout est filmé par un caméraman. Apparemment, ils apprécieront revoir ce film lorsqu’ils se rassembleront en famille pour le nouvel an. Après la cérémonie karo, se met en place une autre cérémonie, cette fois batak, la culture d’autres membres de la famille. Après avoir reçu des écharpes de nombreux invités, les enfants du défunt passent devant chacun des invités debout et leur donnent des billets. Bonaparte, un oncle de Johanès (une personne à qui Mala n’a d’ailleurs pas le droit de parler !), nous explique que ce geste est pour remercier tous les gens qui se sont déplacés, parfois de très loin. Bonaparte parle un très bon anglais car il travaille dans le tourisme. C’est un bon businessman. Il nous explique que ce genre de cérémonie peut durer 3 jours, selon le degré de proximité. Il doit fermer son magasin. Pas d’argent qui rentre pendant ce temps-là. En même temps, il se plaint qu’aujourd’hui, les cérémonies coûtent très chères, car il faut louer un lieu, des musiciens, cameramans etc… Avant, tout cela se faisait à moindre frais, les musiciens étaient de la famille et il n’y avait pas toute cette technologie. Après la cérémonie batak, une messe chrétienne. Bonaparte nous explique qu’environ 70% des karo sont chrétiens protestants. 20% de musulmans et le reste se partage entre bouddhistes, athées et animistes. Avant, le culte des animistes était majoritaire. Les karo vénéraient entre autres les arbres et d’autres éléments naturels. Je regrette qu’une partie de la culture locale, très typique et respectueuse de la nature, se soit effacée par l’action de missionnaires chrétiens, qui cherchaient avant tout à s’assurer le contrôle de la région pour mener à bien des activités commerciales. Les grandes religions auraient-elles été les premières ennemies de la diversité dans le monde ? Prôner l’uniformité pour mieux contrôler ? J’ai l’impression de parler de la société globalisée de consommation… Nous n’assisterons pas à la fin de la cérémonie au cimetière. Et puis tard le soir, Johanès et Mala se joignent à une autre cérémonie, cette fois pour remercier tous ceux qui ont préparé les repas.

Pour le mariage, l’espace central est destiné à des danses et des discours. Là-aussi, tout est filmé par un cameraman avec animateur, chanteuse et musiciens. Il y a de quoi ! les vêtements sont très jolis et colorés et l’ambiance est bien plus joyeuse. Tour à tour le marié et la mariée prennent le micro pour chanter. Pendant ce temps-là, les invités font la queue pour passer devant l’un et l’autre et leur remettre un billet chiffonné dans le creux de leurs mains. Un peu plus tard dans la journée, le chiffre de leur récolte sera annoncé. Ils récolteront l’équivalent de 4 mois de salaire moyen !

Lorsque nous ne participons pas à une cérémonie (il y en a tous les jours si on veut), nos travaux de fermiers se composent principalement de planter des patates, couper les mauvaises herbes (la torture de Mathieu !), couper et battre le riz ou cueillir le café bien rouge. Nous passons aussi à la ferme aux poulets presque tous les jours pour nourrir la centaine de bestioles. La ferme appartient à Mala et à son frère et est située en bordure de jungle. Personne n’habite ici à part les 4 chiens qui montent la garde. Ils ont fort à faire. Ils doivent éloigner les singes qui viennent de la forêt voler les œufs. Nous en apercevons parfois.

Lorsque nous allons au marché, nous en profitons pour acheter des fruits que nous ne connaissons pas et en faire profiter la famille. C’est l’occasion de prendre le mini-bus local sans être accompagnés de Mala. Nous savourons les regards curieux des autres passagers. Lorsque l’un d’entre eux parle quelques mots d’anglais, il se charge d’informer tout le monde de notre nationalité, notre situation matrimoniale, la raison de notre présence ici et notre profession. Lorsque personne ne parle anglais, nous rigolons bien intérieurement car nous savons qu’ils parlent de nous et se posent les mêmes questions que tous les autres… sans pouvoir le demander. Haha ! Nous goutons donc au fameux durian, fameux par son odeur repoussante et son gout exquis. Sa réputation est bien plus forte que la réalité. Nous ne lui trouvons pas un parfum si désagréable, en revanche, sa chaire crémeuse et son goût très sucré fait le bonheur de toute la famille. Les mangoustans sont une autre découverte très parfumée. Les « snake fruits », fruits-serpent auraient peut-être mérités quelques jours de maturation supplémentaires pour que nous les apprécions vraiment. Mais les enfants se sont jetés dessus ! Nous goutons aussi les amarilles fraichement « volées » à la voisine de jardin, avec une chaire similaire à de la tomate. A cela s’ajoute les petits plats cuisinés par Mala, qu’elle se retient de trop pimenter pour nous. Les mini-anchois séchés ainsi que les aubergines qu’elle fait frire dans une sauce au piment font le régal de Mathieu. Moi, je craque sur sa pâte/sauce de cacahuètes et sa soupe de potiron au lait de coco. Miam !

Depuis les champs de Mala, nous apercevons au loin un volcan qui fume. Dans le nord de Sumatra existent deux volcans actifs. L’un d’entre eux, le volcan Sinabung, est entré en éruption en 2014, entrainant la mort de plusieurs personnes et délogeant de nombreuses familles. Celle qui tient d’ailleurs l’auberge où nous nous trouvons maintenant, un peu plus au sud sur le lac Toba, est venue s’installer ici suite à l’éruption. Johanès faisait alors partie des équipes de recherche des disparus. Nous décidons donc de rendre visite à Johanès, à Berestagi, à l’office de tourisme. C’est ici que la plupart des touristes débarquent pour aller visiter les volcans. Et ce jour est très spécial. C’est l’inauguration du tout nouveau bâtiment de l’office de tourisme. Le gouverneur de la province est accueilli en grande pompe avec danseurs et chansons traditionnelles. Nous nous esquivons avec le scooter prêté par Johanès pour aller découvrir l’autre volcan appelé Sibayak. Au fur et à mesure que nous montons et nous rapprochons du cratère, le paysage se « lunéifie ». La végétation luxuriante de la jungle (curieux ces racines qui sortent des palmiers !) disparaît bientôt pour des fougères basses puis de la roche. L’odeur du souffre s’intensifie. Comme si on faisait bouillir pendant quelques heures une quarantaine d’œufs dans une petite pièce fermée. Nous voyons maintenant des geysers de fumée. Et ce bruit assourdissant de machine à vapeur ! Les montagnes emprisonnent les nuages. C’est tout simplement incroyable de voir la force de la Terre. Whaou !

Dernière soirée à la maison… Mala cuisine tous nos plats préférés. Je note les recettes. Mala et les enfants se rendent à une messe qui a lieu chez ses parents. Le lendemain matin, nous allons dire au revoir au kopi shop féminin où nous avons pris nos habitudes matinales. Notre commande de « teh susu la ta ma gula », thé au lait sans sucre, arrive aussitôt entrés. Mais nous leur passons quand même la commande, juste parce que ça les fait bien rire de nous entendre parler karo. Le dernier jour, je m’attarde à la rivière pour me baigner. A gauche du pont, les femmes, à droite, les hommes, peuvent se laver tranquillement. Très agréable après la journée aux champs. Mathieu rentre avant moi. Nous remontons donc la rue principale séparément. Ce dernier jour, le couple du kopi shop, qui nous a observé, nous questionne : « pourquoi nous n’étions pas ensemble ? ». « Je suis juste allée me baigner à la rivière, pas d’inquiétude, nous ne sommes pas fâchés ! » Eclats de rire. Les voilà rassurés. Les voisines viennent nous saluer. Nous commençons à faire partie du quartier.

Mala nous accompagne avec le petit Noa dans le mini-bus jusqu’à Kabajahe. Ce dernier est triste de perdre son meilleur compagnon de jeu, Kumis (moustache). Il se trouve que dans le mini-bus, il y a une de ses tantes qui va au lac Toba. Facile.

Embrassades. Nous voilà partis. Le chauffeur de bus est assisté d’un petit jeune qui fait ralentir les autres voitures pour mieux les doubler, qui ouvre et ferme la porte pour laisser passer les passagers, qui encaisse, monte les bagages sur le toit. Un rythme d’enfer et pourtant si lent. Le bus s’arrête à la demande, parfois tous les kilomètres lorsque vient l’heure de la sortie d’école et que le bus se remplit de jeunes gens en uniformes colorés. L’état de la route laisse à désirer. Un taxi et un ferry plus tard, nous découvrons cet endroit très vert, une presqu’île au milieu du grand lac Toba. De quoi prendre un peu de temps pour nous avant la prochaine étape.